La lettre du mois – n° 19 – Juillet 2015

« Tout est perdu s’il faut en croire les bruits qui circulent ici. »

     Dans sa lettre à Eugénie du 2 mars 1830, Louise déplorait la monotonie de ses journées jusqu’à avouer être «tentée de souhaiter une catastrophe». Elle était loin de se douter que ses vœux seraient exaucés très vite, mais n’imaginait pas que « catastrophe » porterait le nom de « révolution » et changerait à jamais le cours de sa vie.
   Cette révolution sera le moteur d’une correspondance riche et intense entre les deux amies, pour notre plus grand plaisir.
   Maurice est à Paris depuis le mois d’octobre 1829. Eugénie s’inquiète, elle n’a aucune nouvelle de lui après les « Trois glorieuses » de juillet 1830.

                                                                                                                                                                               Mademoiselle Louise de Bayne, à Gaillac.
                                                                                                                                                                                       4 août 1830
   Enfin, ma chère Louise, je sais que vous êtes encore de ce monde puisque vous m’avez donné signe de vie. Je vous remercie mille fois de vous souvenir toujours de moi. Mais c’est bien réciproque. Si vous pensez à moi dès l’angélus du matin, je pense aussi à vous aux trois angélus. Comment vous trouvez-vous de vos courses ? Bien, apparemment, puisque vous allez les recommencer ! Je pense que vous allez chercher le frais dans les bois de Rayssac 1. Nous étouffons ici en plein air. Gaillac doit être un four. Aussi ne lui faites-vous pas de jolis compliments en le revoyant ; il vous échappe de l’appeler prison. Prison, soit, je voudrais bien la partager quelques fois avec vous, ma chère prisonnière. Si vous n’avez pas trouvé d’amies dans vos courses, vous en auriez une dans votre prison. Mais n’est-ce pas là un petit compliment qui part du bout des lèvres seulement ? Puis-je croire que tant de jolis minois, tant d’aimables personnes de la cour d’Albi qui ont passé sous vos yeux n’aient laissé une place dans votre cœur ? Oui, je le crois, puisque vous me le dites et cela me fait autant de plaisir que la prise d’Alger 2.
   Mais, mon Dieu, comme cette joie a été de courte durée ! Tout est perdu s’il faut en croire les bruits qui circulent ici. Papa vient exprès à Gaillac pour voir si vous en savez plus que nous. On nous a dit que le Roi avait abdiqué et qu’il avait quitté Paris. Les Suisses ont été tous massacrés, les rues étaient jonchées de morts. Le préfet de Bordeaux aurait été noyé. Encore ce matin un roulier qui venait de Toulouse a dit en passant à Cahuzac que le peuple de Toulouse avait massacré une vingtaine de prêtres. Vous pensez bien quelle foi on peut ajouter à de pareils bruits, mais cela ne reste pas que d’être très alarmant 3. Tout le monde se mêle de politique, il ne vient pas chez nous le moindre rustre qui ne s’avise de parler de Charte, de députés, etc… Le fait est que les nouvelles de Paris n’arrivent pas. Ce n’est pas le cas de dire : point de nouvelles, bonnes nouvelles. Nous sommes sur un volcan. Qui sait si Dieu n’est pas las de la France ? Elle est si coupable, si corrompue ! Oui, on ne peut espérer qu’en tremblant. Nous sommes ici dans la plus grande ignorance. .
   Savez-vous quelque chose de plus que nous ? Je l’espère. J’attends bien impatiemment l’arrivée de papa. Mandez-moi aussi de vos nouvelles et tout ce que vous savez. Je ne veux pas cependant vous déranger, mais un petit mot seulement si vous ne pouvez pas davantage. Comme tous les salons doivent retentir ! Quel bruit ; Quel tumulte partout, excepté ici ! Autant voudrait être en Cochinchine. Tous les libéraux doivent maintenant porter la tête aux nues. On nous a dit de plus que M. Decazes 4 avait donné sa démission. Je ne le crois pas. Il n’aura pas besoin de la donner si les choses vont de ce train 4.
   Oui, j’aime beaucoup ce qu’a dit Mme de Saint-Aulaire 5 sur le jeune Bourmont 6. Pauvre jeune homme ! Qui ne l’a regretté ! S’il était devenu le fils de toutes les mères, il était aussi le frère de toutes les sœurs. Je ne suis pas sans quelque inquiétude au sujet de Maurice. Nous lui avons écrit de venir. Mais qui sait si quelqu’un pourra sortir de cette Sodome ? Maudit Paris, je le déteste, c’est là d’où vient le mal, c’est la tête de l’hydre. Quelque autre Hercule ne pourra-t-il pas naître pour la couper ! Vous me trouvez peut-être bien effrayée, ma chère, mais qui ne le serait pas quand [on] n’entend que de sinistres nouvelles ! Parmi mes frayeurs, je pense à vous. Si vous aviez peur à Gaillac, venez ici ; nous avons une niche qui a servi pendant le Révolution. Je vous cacherai là-dedans et je serai votre geôlier ou plutôt votre compagne. Mais espérons que, quand vous viendrez chez nous, ce ne sera pas pour vous mettre en prison.
   J’aime toujours les bêtes, mais je n’en ai maintenant que des plus bêtes. Si vous vouliez peupler votre volière de dindons, j’en aurais à vous offrir, mais vous ne les aimez qu’à la broche. Je n’ai plus aucune jolie bête, la mort m’a tout ravi. J’avais un petit chardonneret qui parlait aussi bien que vous presque ; il était charmant, une souris me l’a tué. Voudriez-vous une tourterelle ? J’en ai deux qui m’ont fait des œufs pour tout un carême, mais rien que des œufs. Si vous voulez bien, j’en enverrai une pondre chez vous.
   Adieu, ma chère, je ne suis pas de belle humeur comme lorsque je reçois de vos lettres. Votre petite passe de dévotion vous aura reprise dans Saint-Michel 7 comme c’était dans Sainte-Cécile. Il est vrai que, s’il vous faut des images, votre dévotion dans Saint-Michel vous viendra bien du ciel seulement. C’est là la bonne aussi, c’est celle qu’on ne laisse pas dans le bénitier en sortant. Mais le père pacifique 8 aura mis ordre à tout cela. J’allai avant-hier trouver le mien, il faut bien penser à la fête de la Vierge qui est là. Espérons que la Mère de Dieu se souviendra que la France fut mise sous sa protection. Prions, prions, comme disait M. Guyon.
On vient d’entendre deux coups de canon du côté d’Albi ; qui sait ce que c’est ! Est-ce un triomphe, est-ce une défaite ?…. Adieu, ma bien aimable et ma bien chère, Marie vous dit qu’elle vous aime. Moi je ne le dis pas, vous le savez assez. J’embrasse vos sœurs comme je vous embrasse, c’est-à-dire bien tendrement.
   Les mauvaises nouvelles vont toujours croissant. Papa vient d’apprendre à Cahuzac des catastrophes épouvantables. Le duc d’Orléans régent, beaucoup de sang répandu, le drapeau tricolore arboré. Mon Dieu, mon Dieu, qu’adviendra-t-il de tout ceci ? Qu’il me tarde de savoir quelque chose de Maurice !…. Adieu ! Adieu ! 9.

 

1 – Louise de Bayne avait l’habitude d’aller avec ses sœurs passer le gros de l’été sous les ombrages de Rayssac. Comme pendant les années précédentes, son projet était de partir après la première quinzaine du mois d’août.
2 – Alger s’était rendue à discrétion le 5 juillet, à midi, et, à deux heures, le pavillon français avait flotté sur le palais du dey.
3 – La plupart de ces détails sont inexacts. Ce sont des exagérations de la première heure. Cependant, il reste vrai qu’à Toulouse des troubles sérieux éclatèrent le 2 août à la nouvelle de la déchéance de Charles X. Les ennemis du régime tombé s’empressèrent d’arracher les fleurs de lys et promenèrent dans la ville le drapeau tricolore au chant de la Marseillaise. Mais, grâce aux mesures prises par la municipalité, des désordres graves purent être évités. À Bordeaux, ce fut plus sérieux. Une partie de la population se souleva, envahit l’hôtel de la préfecture et M. de Curzay, préfet, tomba entre les mains des insurgés, qui le maltraitèrent.
4 – Joseph-Léonard Decazes, préfet du Tarn depuis le 19 juillet 1820 ; disgracié en juillet 1830, il fut remplacé par M. Saladin le 28 août suivant.
5 – Mère de M. Decazes, femme du ministre.
6 – Amédée de Bourmont, second fils du maréchal vainqueur d’Alger. Blessé au combat du 3 juin , à la tête d’une compagnie de grenadiers, en escaladant le mur d’un jardin occupé par l’infanterie turque, il ne tarda pas à mourir de ses blessures.
7 –  Saint-Michel de Gaillac ne possède ni fresque ni peintures comparables à celles de Sainte-Cécile d’Albi.
 Père pacifique : très joli nom sous lequel Louise désigne son confesseur et son directeur. Eugénie appelle très fréquemment le sien : pacificateur.
9 – Ces dernières lignes sont tracées dans une écriture fiévreuse. On sent qu’Eugénie est sous le coup d’une forte émotion qui se remarque d’ailleurs dans le cri qui termine la lettre et où l’âme de la sœur apparaît tout entière.

 

 

 

 

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