La lettre du mois – n° 16 – Avril 2015

«Le cœur a besoin de la plume»

           Au début de l’année 2014 nous avons déjà publié deux lettres échangées entre Eugénie et Louise. Aujourd’hui, nous publions la première lettre d’Eugénie après leur séparation de janvier 1830 – plutôt un billet très court comme signe de vie – et des extraits de la longue réponse de Louise. Celle-ci évoque d’abord ce qu’elle souhaite devoir être cet échange de correspondance qu’elle qualifie de « conversation ».
Dans un deuxième extrait, Louise évoque la fin de « ce vilain froid » de cet hiver 1829-30. Enfin, dans la dernière partie que nous publions, Louise donne un aspect de ces « égratignures » qui vont jalonner très fréquemment la correspondance des deux amies.

                                                                                                                                                Mademoiselle Louise de Bayne, à Gaillac **
     Je vous écris deux mots à la hâte, ma chère Louise, parce que papa veut partir. Qu’avez-vous pensé de mon silence1 ? Il a été bien long, mais ce n’était pas le silence de l’oubli : vous avez trop de droits à mon souvenir, ma chère Louise ; mais le défaut de commodités m’a privée jusqu’ici du plaisir de tenir ma promesse.
     Je joins à l’ouvrage que Mme de Bayne2 a bien voulu me prêter un petit livre charmant : Le ministre de Wakefîeld 4. Nous l’avons lu en famille au coin de notre feu ; vous pouvez le lire à votre aise, car il est tout à vous tout le temps que vous voudrez.
     Adieu, chère Louise, je n’ai voulu que vous donner aujourd’hui signe de vie. Une autre fois, je ferai davantage. Si vous m’écrivez, parlez-moi de votre oreille et de toute votre personne, parce que tout m’intéresse. Nos amitiés, je vous prie, à vos sœurs. Adieu, je vous embrasse comme je vous aime.
                                                                                                                                                                                                             Eugénie de Guérin.
1er février 1830.
Je remercie bien Mme de Bayne de l’ouvrage que je lui renvoie ; ces Mémoires sont très intéressants.

Ci-dessous, quelques extraits de la longue réponse de Louise 3.

                                                                                                                                                     Mademoiselle Eugénie de Guérin.
                                                                                                                                                                                       Gaillac le 7 février.
     Nous voilà lancées dans une petite correspondance qui m’enchante, ma très chère Eugénie ; mais non, je ne veux pas l’appeler correspondance, appelons-la conversation ; pour moi, il me semble que je vous vois, que je vous parle, que vous me répondez et que c’est un tête-à-tête des plus animés, étant l’une à côté de l’autre. J’ai reçu un de ces jours votre petite lettre, mais je l’ai trouvée bien petite. Il m’aurait fallu les trois pages pour me contenter. Mais ce n’était que pour me donner signe de vie, si bien à présent que je sais que vous existez.
     Dites-moi tout ce que vous faites, tout ce que vous dites et tout ce que vous pensez ; pour ce dernier, je suis un peu exigeante ; je serais bien fâchée que quelqu’un vînt fouiller dans ma pensée, excepté que de moi-même je ne voulusse la faire connaître.
     Ah! Mon Dieu, ma bonne amie, que je suis fâchée de votre départ ! Je voudrais que, lorsqu’on s’aime véritablement, on passât sa vie ensemble et qu’on ne se quittât jamais. Alors, on n’aurait point de ces petits chagrins de départ qui désespèrent ; aussi, je suis presque fâchée de vous aimer, puisque j’éprouve tant de regrets de vous quitter. […..]
 
     Ecrivons-nous souvent, ma chère Eugénie, faisons comme si nous jouions au volant, envoyons-nous de ces lettres qui font tant de plaisir à tous ; vite surtout, et ne mettons pas de ces petites lacunes qui dérangent tout le jeu. On a beau dire que l’amitié n’est point exigeante, et que sans s’écrire on s’aime toujours, il me semble cependant que le cœur a besoin de la plume, quelquefois, pour se dire qu’on s’aime, car peut-être pourrait-on l’oublier, surtout certains cœurs qui ne tiennent pas très fortement, et dont il serait facile de rompre le nœud ; pour le mien, ma très chère Eugénie, il est si serré, si serré, que c ‘est presque le nœud gordien.
     Je vais vous dire un petit mot sur le temps, et puis j’ai même autre chose à vous écrire ; enfin ce vilain froid nous a quittés, toutes les physionomies redeviennent joyeuses, les idées sont plus saines ; on était tombé en plein radotage ; on peut penser librement, on peut suivre une conversation, au lieu que dans ces visites du premier de l’An, dès qu’on se voyait au milieu de cette foule de compliments d’usage, on ne parlait que du froid, les « comment vous portez-vous ? » même, étaient oubliés. On ne pensait qu’au froid, on ne parlait que du froid, c’était là où toutes les idées se portaient : c’est, je trouve, une conversation bien froide !
     Le jour où la rivière s’est dégelée, il y avait foule comme au sermon; le peuple fit un cri de joie lorsque le craquement se fit, et vit avec grand plaisir la rivière reprendre sa course habituelle, et aller plus vite que jamais. Cependant, tout en étant à l’aise qu’il nous ait quittés, je regrette certains petits agréments qui ne se trouvent qu’avec la gelée : le charmant patinage m’amuse beaucoup ; malgré cela, je ne donnerais pas deux jolis jours pour vingt patineurs. On se trouve à présent dans un petit printemps, on va, on vient, on court, on trotte, on chante, on parle, on crie, on monte, on descend, on pense, et tout cela de gaîté de cœur en famille, on est beaucoup plus porté à rire ensemble, on dit une petite malice par-ci, par-là tout en tisonnant. Ce pauvre prochain n’est guère épargné dans ces soirées d’hiver, mais il le rend bien ! Ces petites égratignures sont indispensables, c’est la monnaie courante. […..]
 
     Voulez-vous que je vous dise des «on dit» ? Connaissez-vous Melle de Lafitte de Rabastens ? Hé ! bien, on dit qu’elle épouse M. Foulquier de Réalmont. Tout est arrêté, elle ne l’a pas encore vu, elle a dit « oui » sur tout ce qu’on lui a demandé. Elle est disposée à le dire encore jusqu’à l’arrivée de son futur qui est à Vincennes. On dit qu’il est affreux, et lui-même lui a fait dire qu’il était l’homme le plus laid et le plus violent de France, mais tout ce qu’on lui dit ne fait que lui donner plus envie de l’épouser, et elle paraît disposée à dire le grand « oui » ; mais faut-il ajouter qu’il a de quoi le rendre doux comme un ange, et beau comme un Adonis : cinquante mille livres de rentes. Toutes les personnes disent qu’il est impossible d’être plus laid, il a eu dans le temps une maladie qui lui a laissé des marques sur la figure : on compare sa figure à une carte de géographie. Tout cela fait une grande rumeur, on trouve que la jeune personne a été trop vite, et qu’à présent, il est impossible de débarguigner l’affaire. Il faut qu’elle ait une tête de linotte pour ne pas avoir pu réfléchir une chose si simple. Me voilà sortie, chère Eugénie, d’une affaire qui peut-être et apparemment ne vous intéresse guère, car je doute que vous connaissiez le monstre et la demoiselle ; mais je trouve ça si extraordinaire ! Et j’en entends tant parler que je vous l’écris.
     Adieu mon petit poète, aimez-moi parce que je vous aime. Embrassez aussi Mimi que je prie de prendre la moitié de toutes les tendresses que je vous dis ; je l’aime aussi bien tendrement. Je voudrais avoir deux cœurs pour vous en donner un à chacune. Adieu chères petites solitaires, aimez-moi toujours, je vivrais cent ans que je vous porterais sur mon cœur !
                                                                                                                                                                                                                                                          Louise
      Je vous remercie du ministre 4 que vous m’avez envoyé, mais on me trouve trop jeune pour lire ça; nous venons de commencer l’histoire de l’Ancien Testament : j’en suis aux lentilles de Jacob, la gourmandise d’Ésaü me révolte.
* Autographe inédit (dossier personnel).
1 En quittant Gaillac, dans la seconde quinzaine de janvier 1830, Eugénie avait promis à sa nouvelle amie de lui écrire régulièrement..
2 Pulchérie de Bayne, sœur de Louise. On l’appelait la Comtesse ou Madame, dénominations auxquelles son titre de chanoinesse de Munich lui donnait droit.
3 Correspondance Eugénie de Guérin, Louise de Bayne, Tome I, Les Amis des Guérin, p.2 à 5.
4 Roman d’Olivier Goldsmith écrit en 1761 et 1762 et publié en 1766, dont le titre exact est : The Vicar of Wakefield.

 

 
 

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