« Je suis sûre de mon cœur, il ne m’a jamais trompée »
La correspondance entre les deux amies s’installe rapidement dans un enthousiasme réciproque. C’est déjà la seconde lettre que Louise adresse à Eugénie (Ci-dessous les principaux extraits).
On l’imagine aisément, la plume à la main, à moitié assise sur un tabouret, remuant sans cesse ses petits pieds charmants, ses boucles brunes virevoltant autour de son visage …Elle sautille telle un moineau d’une idée à l’autre, toute à la joie de partager avec son amie les petites distractions qui ensoleillent la monotonie de sa vie quotidienne.
Melle Eugénie de Guérin
Février 1830
[….] Voulez-vous quelques petits détails sur ce que nous faisons ? Nous fûmes avant hier à Lisle passer la journée avec les aimables personnes que vous connaissez ; après avoir bien parlé de choses indifférentes, nous tombâmes dans celles qui ne le sont pas du tout ; quelqu’un prononça votre nom, il n’en fallut pas davantage pour nous mettre en train : on vous mit sur le tapis ou sur la sellette, comme vous voudrez, nous étions une douzaine et tous du même avis : on vous accorda toutes les perfections et on célébra votre esprit et votre cœur de la belle manière. Ma chère, si vous aviez écouté par un petit trou, il y avait de quoi faire comme la grenouille, mais votre modestie est au-dessus de tous les éloges ; et au-dessus de vos perfections, on trouve que c’est un grand voile que vous jetez par-dessus, et c’est parce que vous les cachez qu’on les cherche et qu’on les trouve. Nous y passâmes la soirée, et eûmes une petite conversation qui m’amusa bien.
Melle Irène, que vous devez connaître, prétendit que les poètes, dès qu’ils avaient un peu d’orgueil, devaient jeter au feu leurs poésies et vers ; je lui demandais si Racine, à la moindre petite pointe de vanité, devait brûler “Athalie”, elle répondit que oui ; j’étais furieuse ; nous continuâmes, et notre petite discussion devint assez animée ; elle finit cependant parce qu’il faut une fin à tout et qu’il fallait partir, et comme ça, le combat finit faute de combattants. [….]
[….]Voilà la pluie qui ne veut pas cesser de tomber ; il faut donc aller dans la ville en bateau ; ce temps est bien ennuyeux, il donne des idées tristes, nos soirées recommencent à ressembler à celles de l’hiver ; cependant, les cheminées sont barricadées et il faut les parer jusqu’à l’année prochaine. Papa va partir pour Toulouse demain, nous voilà seules ; heureusement que Walter Scott fait les frais de nos journées et de nos soirées ; il est charmant ; nous lisons dans ce moment-ci Anne de Geiertsein 1 et j’avoue à ma honte que je prends bien plus de plaisir à lire un de ces chapitres que deux de l’Imitation ; il faut dire cela doucement ; si M. Guyon m’entendait, ah ! je tremble ! Gabrielle va bien ainsi que sa mère ; je l’ai vue hier un moment, car elle me fait toujours des visites de cérémonie et je n’aime pas la cérémonie dans l’amitié. Faites-moi votre compliment. : je suis artiste ; je passe mes journées à peindre des paysages, j’estropie bien cette pauvre nature ; hier, j ‘ai fait de l’eau rouge et elle n’a jamais été de de cette couleur que sous Robespierre, je lisais l’histoire de cette révolution qui m ‘a révoltée ; bon Dieu, que les hommes sont méchants, ils ont des inclinations bien perverses !
Adieu ma chère enfant ; je vous souhaite de m’aimer beaucoup car si votre cœur ne devine pas, il vous sera impossible de me lire. Adieu. On me dit quelquefois que je vous aime trop pour que ça dure ; mais je suis sûre de mon cœur, il ne m’a jamais trompée. Adieu. Toutes les trois réunies, nous vous demandons de nous envoyer une petite pièce de vers, je vous laisse le choix du sujet. Léontine dit sur le cresson, moi sur l’amitié ; choisissez, vous nous ferez bien plaisir et vous êtes si bonne que vous serez bien aise de me faire plaisir. Mille tendresses à Marie ; elle ne fut pas oubliée à Lisle et on l’a portée aux nues, elle n’a jamais été aussi près du ciel. Bonsoir ma bien chère ; j’espère que demain le mulet arrivera. Adieu. J’embrasse tous vos tourne-broches, leurs vacances sont finies. Vous connaissez ma passion pour les chiens, je les aime tous, de toutes les tailles, de tous les poils, de toutes les couleurs, depuis le dogue jusqu’au chien de manchon. En grâce, n’oubliez pas ma demande.
Louise
1 – Anne de Geierstein ou la Fille des brumes (Anne of Geierstein ; or The Maiden of the Mist), paru le 20 mai 1829, souvent intitulé Charles le Téméraire, est l’un des derniers romans historiques de l’auteur écossais Walter Scott.
