La lettre du mois – N°15 – Mars 2015

« M’entretenir de ce que j’aimais avec ceux que j’aime »

 Dans sa lettre du 22 janvier 1830, Maurice de Guérin raconte à sa sœur Eugénie la mort de leur cousin Victor Mathieu, survenue le 19 décembre précédent.

                                                                                                                                                                                                 à Eugénie                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         Paris, 22 janvier*
      C’est hier seulement, ma chère Eugénie, que j’ai reçu ta lettre datée du 6 ; je me hâte d’y répondre pour satisfaire aux questions que tu me fais et au besoin que j’ai moi-même de m’entretenir de ce que j’aimais avec ceux que j’aime. Tu me reproches de vous avoir trompés en vous rassurant dans mes dernières lettres sur la santé du pauvre Victor, et il paraît que Paul 1 est aussi fâché contre Auguste parce qu’il ne l’a pas informé de l’état où se trouvait son frère. Je conçois fort bien ces reproches, et une juste douleur excuse bien ce ressentiment, mais les détails que je vais te donner nous justifieront tous les deux. Je ne te cachais pas du tout l’état de Victor en te disant qu’il était rétabli et qu’il allait sortir de l’hôpital ; en effet il paraissait avoir recouvré toute sa santé et se préparait à retourner à St-Germain, lorsqu’il fut pris d’un mal de tête violent qui résista à tous les remèdes ; le médecin, ne sachant plus comment attaquer cette douleur opiniâtre, lui conseilla de quitter l’hôpital pour aller respirer l’air pur de St-Germain. Il partit de Paris et huit jours après j’allai le voir : je le trouvai toujours en proie à son mal et, après avoir passé une journée auprès de lui je lui dis adieu… C’était le dernier !! Deux jours après je reçois de son ami intime Mr Biétrix une lettre qui m’apprend que le pauvre V. a eu une attaque d’apoplexie et qu’on l’a transporté à l’hôpital militaire de Versailles, j’y cours, il ne lui restait que la vie physique, ses yeux étaient fermés et sa langue liée, cependant à son arrivée à l’hôpital il avait encore sa connaissance et on avait profité de ce moment pour lui administrer les secours de la religion ; je rapporte à Auguste ces affreuses nouvelles, il court aussi à Versailles, ce fut pour recevoir son dernier soupir, et le surlendemain 21 décembre (jour que je n’oublierai jamais) nous accompagnâmes sa dépouille mortelle jusqu’au bord du tombeau ! ! Je n’ajoute pas de réflexion ! ! … et tout cela dans moins de cinq jours ! Comment aurions-nous pu vous en avertir ? C’est un de ces coups qui déconcertent toute prudence humaine et qui vous écrasent comme un coup de foudre. J’espère que ces détails dont tu voudras bien faire part à Paul Mathieu, nous justifieront Auguste et moi de ne vous avoir pas prévenus de ce qu’il était impossible de prévoir. Une croix, comme tu le désires, s’élèvera sur le tombeau de notre ami ! Quant au souvenir que tu réclames Auguste le retirera et j’en serai le dépositaire jusqu’au moment où je pourrai te le rendre.
     Tu crains que le froid ne nuise à ma santé, rassure-toi, j’ai échappé sain et sauf à sa rigueur ; un vent tiède du sud nous a amené le dégel et je crois que nous n’avons plus rien à craindre. D’ailleurs le froid n’est pas à Paris aussi intense que dans la campagne, le rapprochement des maisons et la circulation d’une population immense en rendent l’action moins vive ; ainsi je puis me dispenser d’acheter un manteau. Je crains beaucoup plus pour vous autres, habitants du Midi, qui, accoutumés à une température très douce vous trouvez comme transportés dans la zone glaciale. Tu sais ce que je fais, moi ; mais toi que fais-tu ? Si tu es désœuvrée je vais te donner de l’ouvr[age], et de la part de quelqu’un à qui tu ne peux r[ien] refuser. Cette personne te supplie en grâce de faire ce qui suit pour l’amour d’elle. Tu as lu et relu Lamartine, tu le sens, tu en es pénétrée ; eh bien Auguste voudrait que tu retraçasses en vers l’effet qu’a produit sur toi cette lecture. Tu pourrais commencer par les beaux vers qui terminent ta pièce du village et puis continuer à peu près sur ce plan : quels furent mes transports, mes sensations, lorsque avec toi je pénètre dans le sein de Dieu, je sonde les mystères de l’homme, de la Foi, et ainsi passer en revue les principales poésies de Lamartine, en décrivant l’effet qu’elles ont produit sur toi. Ce plan n’est pas de moi, il est d’Auguste ; il te prie d’y donner tous tes soins, il attend cela de ton amitié…  Adieu, ma chère Eugénie, embrasse papa, Mimi, Érembert comme t’embrasse ton bon frère.
                                                                                                                                                                                                                                                       Maurice
 * Texte suivi : autographe AG 413 (fonds du Grès), Musée du Cayla. Maurice de Guérin, Œuvres complètes, édition de Marie- Catherine Huet-Brichard, Classiques Garnier, 2012, p. 524-525.
1 Paul Mathieu, frère de Victor.

 

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