La lettre du mois – N° 13 – Janvier 2015

La lettre du mois et lettres de l’année 1830

     En 2014, nous avons fait coïncider le mois où nos trois correspondants ont écrit leur lettre et le mois où vous, chers abonnés, vous avez reçu la vôtre.
En 2015, il en sera différemment. Nous privilégierons la continuité et vous proposerons les lettres écrites durant l’année 1830 par Maurice de Guérin, Eugénie de Guérin, Louise de Bayne.
Notre première lettre est, comme il se doit, une lettre de vœux.

 Un frère est un ami donné par la nature

    Maurice de Guérin écrit à son frère aîné, Érembert. Celui-ci, vérificateur des poids et mesures à Gaillac, lui a fait savoir qu’il aimerait trouver une place dans une administration à Paris.

                                                                                                                  Paris 5 janvier 1830*
     Comment t’exprimer, mon cher Érembert, le plaisir que m’a causé ta lettre ? Certes je ne pouvais recevoir de plus agréables étrennes que cette douce preuve du rétablissement de ta santé et le jour où je l’ai reçue a compensé celui où [je] fus obligé de te quitter, le cœur navré par une affreuse incertitude. Mais pourquoi revenir sur ces moments si cruels ? n’est-ce pas assez du présent pour troubler toutes nos joies les plus vives ! Si tu viens à Paris tu ne te réuniras plus qu’à nous deux1 ; nous ne sommes plus que deux maintenant pour nous intéresser à toi, pour t’aimer, mais aussi, mon cher Érembert ! … oh quel bonheur pour moi si tu venais me joindre dans cette vaste solitude de Paris ! Tu me comprends sans doute car tu sais qu’on est souvent isolé au milieu de la foule. C’est maintenant le plus cher de mes vœux de pouvoir rapprocher enfin deux existences jusqu’ici si éloignées l’une de l’autre.
     Un frère est un ami donné par la nature2 resserrons donc les nœuds de cette amitié naturelle ; nous sommes dans une position à éprouver l’un et l’autre beaucoup d’amertumes et d’angoisses et quoi de plus cruel que d’avoir à les dévorer tout seul ? Commençons donc entre nous ce doux échange de sentiments, ces confid[ences] qui reposent l’âme et l’encouragent à souffrir. Ainsi, en attendant l’heureux moment qui nous réunira, entretenons une correspondance plus active que par le passé, et surtout rien de caché entre nous deux, car la confidence n’est douce qu’autant qu’elle est entière. Voilà, mon cher Érembert, ce que mon cœur me dicte ; tu le prendras, j’espère, comme venant de là.
     Auguste va tâcher de te trouver une place ; il connaît un chef de Division au ministère de la Maison du roi, et il agira de ce côté ; du reste je te tiendrai au courant du succès de ses démarches. Pour moi je tâche de gagner ma vie et je ne sais pas si j’en viendrai à bout ; mes deux répétitions ne me suffisent pas puisque l’une ne me donne par mois que la modique somme de 15 fr. [pour] moi et l’autre 25. Je cherche de [t]out côté pour en trouver de nouvell[es] ; fasse le ciel que le quӕrite et invenietis3 s’accomplisse ! Dans ma prochaine je te donnerai plus de détails sur ma façon de vivre, mes connaissances, voire même mes lectures, si cela peut t’intéresser.
     Adieu, mon cher ami, je t’embrasse en faisant pour toi ces vœux que beaucoup de personnes ne font qu’au jour de l’an, mais que forme pour toi tous les jours de sa vie ton bon frère.
                                                                                                                                                                     Maurice.
     Si tu vas au Cayla embrasse tout le monde pour moi. Dans le cas où les dindes et le pâté ne seront pas partis, presse leur départ.
* Texte suivi : autographe AG 448 (fonds du Grès), Musée du Cayla. Maurice de Guérin, Œuvres complètes, éd. de Marie-Catherine Huet-Brichard, Classiques Garnier, 2012, p. 522-523.
(1) Victor Mathieu, décédé en décembre 1829, Maurice de Guérin reste seul avec Auguste Raynaud.
(2) Legouvé père : La Mort d’Abel.
(3) « Cherchez et vous trouverez » (Matthieu, VII, 7).

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