La lettre du mois – n° 24 – Décembre 2015

« Que d’événements ont passé sur la scène de ce monde depuis que j’ai quitté le Cayla ! »

De retour à Paris après les événements de juillet 1830, Maurice donne à sa sœur les dernières nouvelles de la capitale.

                                                                                                                                                     Mademoiselle Eugénie de Guérin

                                                                                                                                                                          Au Cayla par Gaillac (Tarn)

                                                                                                                                 Paris, [vendredi] 10 décembre 1830. 1

   Je pense, ma chère Eugénie, que tu es de retour d’Alby et que tu vas m’écrire, si tu ne l’as déjà fait ; pour moi, je prends l’initiative et je commence une lettre qui rivalisera, je crois, de longueur avec les tiennes. Que d’événements ont passé sur la scène de ce monde depuis que j’ai quitté le Cayla !2 C’est que nous allons vite, nous allons vite ! Avant-hier j’apprends la mort du pape 3, hier celle de Benjamin Constant, et aujourd’hui la translation des ministres au Luxembourg et la révolution de Pologne ; mais je ne veux pas commencer par faire de la politique, autrement je t’enverrais un journal. Laissons donc là un moment les affaires de l’État pour nous entretenir des nôtres.

   Que je te parle de quelques visites que je fis en arrivant à Paris. Tu dois savoir que j’étais chargé d’un petit paquet de Mme Lacombe pour remettre à Mme de Lamarlière 4 ; je redoutais beaucoup cette visite : moi timide et gauche, devant une grande comtesse à étiquette, à grandes paroles, ou une vieille toute ridée, toute rechignée, toussant, crachant : que sais-je moi ? Je ne connaissais pas le personnage, et tout ce qu’on dit des vieilles comtesses me revenait à la pensée. Je me résolus cependant à m’acquiatter de la commission. J’entre : une dame en coiffe et jupon noir, portant l’empreinte des années, mais vive et leste, vient au-devant de moi. Je dis mon nom, mon pays, la conversation s’engage, et des paroles, des paroles : c’est incroyable ! des souvenirs de la cour de Louis XVI, du bon vieux temps ! Cette bonne dame est toute entière dans le passé comme tous les vieillards ; nous, jeunes, nous vivons dans l’avenir, mais quel avenir ? Quoi qu’il en soit et après avoir dûment jasé et caqueté, elle me demanda mon adresse et me pria d’aller la voir quelquefois.

Quelques jours après, j’allai voir M. d’Aragon avec Auguste. Nous parlâmes politique ; M. d’Aragon est un de ces hommes de l’ancienne opposition qui auraient voulu que la Révolution s’arrêtât là où ils lui auraient dit de s’arrêter, et qui, se voyant maintenant débordés de toute part, se mordent les pouces, comme on dit. Il nous apprit que beaucoup de personnes de sa connaissance regrettaient le duc de Bordeaux 5, et jusqu’à l’abbé de Pradt lui-même 6. L’expulsion de cet enfant a été en effet la plus grande faute que pussent commettre les libéraux; s’ils l’avaient conservé, maîtres du pouvoir ils auraient imposé toutes leurs volontés au parti vaincu, au nom de la légitimité. Mais ils ont voulu faire table rase : la charte, qu’ils auraient dû laisser intacte, parce que l’épreuve d’une révolution l’aurait singulièrement fortifiée, ils la mutilent, la défigurent; enfin, après quarante ans de révolution, ils nous ramènent à 89, c’est-à-dire que tout est à recommencer, parce que tout est remis en doute. […]

                                                                                                                                                                             Maurice

1 – Ce passage est extrait de la lettre de Maurice de Guérin à sa sœur Eugénie, publiée intégralement dans le n° 94 de L’Amitié Guérinienne – Avril-juin 1968. Elle est également publiée dans Œuvres complètes, Maurice de Guérin, Classiques Garnier, Édition Marie-Catherine Huet-Brichard, 2012, page 542.
2 – « J’ai quitté le Cayla » : arrivé vers le 20 août, il en repartit aux premiers jours de novembre.
3 – « La mort du pape » : Pie VIII régna en 1829-1830; à Paris, on apprit sa mort le 8 décembre 1830.
4 – Mme de Lamarlière, mère de Mme d’Huteau, de Gaillac. (Barthés, Lettres d’Eugénie à Maurice de Guérin, p. 40).
5 – Le duc de Bordeaux, comte de Chambord, plus tard Henri V pour les légitimistes, né en 1820, peu après l’assassinat de son père le duc de Berry par Louvel, mourut en 1883 à Frohsdorf sans avoir régné.
6 – L’abbé de Pradt fut aumônier de Napoléon 1er, évêque de Poitiers, arch de Malines, sous le premier Empire et Louis XVIII ; contraint à démissionner, il se retira chez lui en Auvergne, où il composa plusieurs brochures de tendance libérale.

 

 

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