La lettre du mois – N°14 – Février 2015

« Jamais le temps ne m’a paru plus long »

      En ce début de l’année 1830, Eugénie séjourne à Gaillac avec sa sœur Marie. Le froid de ce terrible hiver qui restera longtemps dans les mémoires tarnaises comme « l’annada dal frech » l’oblige à rester cloîtrée dans l’hôtel de l’oncle Albenque, et elle s’inquiète pour la santé de son père resté au Cayla. Elle aimerait surtout lui cacher une terrible nouvelle : la mort de Victor Mathieu, d’Albi, son cousin adoré, son « frère aîné » auquel ressemblait tant Maurice (« …un ami tendrement aimé, le charme de mon enfance, qui me prenait sur ses genoux, m’enseignait à lire sans me faire pleurer… »..Journal, 31 décembre 1839 ) .
     Après celui de sa mère dix ans plus tôt, ce décès sera le début d’une série de deuils pour Eugénie qui la marqueront à jamais.
                                                                                                                                                                                                                        A son père.
                                                                                                                                                                        [ Gaillac,]  15 janvier 1830.
       Jamais le temps ne m’a paru plus long que cette semaine, mon cher papa. Enfin votre lettre est venue me consoler un instant. Mais ce n’est qu’un instant car, après que je l’ai lue, je me trouve aussi éloignée de vous que si nous étions à cent lieues l’un de l’autre. Quand pourrai-je vous revoir et vous embrasser et vous dire tout ce que j’ai à vous dire ? Cette nuit dernière a été une des plus rudes1, dit-on, car je ne suis pas sortie. Je me ménage comme si vous étiez là pour me le dire. Aussi je vais assez bien, sans mentir du tout, croyez-moi. Mimi n’a pas aussi bien résisté au froid, elle est enrhumée depuis quelques jours. Mais ne vous alarmez pas cependant, son rhume est chauffé, sucré on ne peut mieux. Mon oncle partage ses bonbons avec elle et lui fait rendre tous les soirs de l’eau  sucrée. Vous ne me parlez pas de votre santé lorsque j’en ai tant à craindre. L’ennui, le froid me font trembler et surtout le coup terrible que je ne voudrais pas vous rappeler.
      Ce pauvre Victor était presque un frère que vous aviez, je ne puis croire qu’il ne soit plus. Mais, hélas ! l’affreuse vérité est là ; j’ai cette lettre de Raynaud qui fut pour nous un coup de foudre. Je ne vous l’envoyai pas vendredi pour ne pas vous désoler tout-à-coup. Je vis que vous ne vous doutiez de rien, c’est pour cela que je vous écrivis de manière à ne pas vous ôter toute espérance. Mais, puisque vous savez ce que je voulais vous cacher, je vous envoie toutes les lettres que nous avons reçues. Il y en a deux de Maurice2 . Il paraît qu’il va bien, à part son chagrin qui a dû être bien vif. Je lui ai écrit hier pour ne pas le laisser trop de temps sans avoir de nos nouvelles.
      Tout le monde va bien chez mon oncle ; M. de Bellerive, qui est au coin du feu d’où je vous écris, vous fait ses amitiés.
      Je reprends ma lettre que j’avais quittée pour aller à la messe. Je ne sors guère que pour aller à l’église ; tout autre endroit m’ennuie au lieu de me distraire. Il paraît que le temps veut s’arranger. Si le beau continue, je vous attends demain ou après-demain.
      Adieu, mon cher Érembert, soigne-toi bien3  pour que je n’aie pas à te soigner, mais seulement à t’embrasser.
      Je reviens à vous, mon cher papa, mais c’est pour vous quitter et vous dire adieu. J’espère bientôt vous dire bonjour ou bonsoir en vous voyant, et certes il y en aura pour longtemps avant que je vous dise adieu. Je ne sais si vous pourrez me lire ; je me sers d’une feuille de papier, la seule que j’aie pu trouver, qui me donne de tristes réflexions par les morts qui y sont écrites. Dieu seul sait combien je vous aime. Adieu, cher papa ; je viendrai bientôt vous le dire. Mimi vous répète tout ce que je viens de vous dire, elle y joint une embrassade avec moi.
                                                                                                                                                                                               Eugénie.
1  Voir la lettre n° 2 –février 2014.
2  Celles du 23 et du 29 décembre 1829.
3  Il avait été gravement malade et se remettait lentement. Dans sa lettre du 5 janvier 1830 (notre Lettre du mois n° 13), Maurice se réjouissait « de la douce preuve du rétablissement de sa santé… »

 

 

 

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