La lettre du mois – n° 18 – Juin 2015

«Cette monotonie me rend insupportable»
 La lettre du 2 mars 1830 est déjà la quatrième que Louise adresse à Eugénie. Elle s’ennuie et comble les moments de solitude avec la plume et le papier où elle couche dans le désordre tout ce qui s’agite dans sa pauvre tête : sa cervelle occupée par la raison, la nouvelle mode vestimentaire, le temps maussade et les potins mondains…
                                                                                                                          Mademoiselle Eugénie de Guérin.
                                                                                                                                                                                                          2 mars 1830.
Causons un petit moment, ma bien chère, je l’aime tant ! Mais comment ferai-je pour vous rendre la lecture de ma lettre supportable ? Je suis aujourd’hui dans mes jours je ne dis pas de réflexion, la réflexion est aussi loin de moi que la perfection ; ma tête est entièrement bouleversée, je crois que c’est la raison qui y opère ce remue-ménage ; elle y fouille dans tous les coins pour y trouver une place, j’ai bien envie de l’y laisser installée pendant quelques jours, et si je la trouve trop sévère, je me charge de la chasser. Je vais d’abord faire mes conventions avec elle : je lui demande si elle ne sera pas trop exigeante, si elle sera douce, complaisante ; je lui demande le plus essentiel : si elle ne retiendra pas trop fort les rênes lorsque je voudrai courir. Mes questions l’étonnent, elle hésite ; « réponds» ! M’écriai-je, intraitable raison ! « Réponds ! » ; elle hésite encore ; “hé bien ! Sors de ma présence, vas trouver des cerveaux plus disposés à vivre sous tes lois sévères, vas faire des martyrs ; mais pourquoi te supporter ainsi devant moi ; je te déteste ; folie ! Folie ! « A ces mots, elle est épouvantée, elle se presse pour sortir, disparaît et je ne la vis plus. Me voilà brouillée avec cette grande raison et il ne me reste que la folie que je trouve un peu légère. Vous m’appelez » l’inhumaine, ma chère Eugénie, de maltraiter ainsi cette pauvre raison. Mais n’en parlons plus, ce sont de ces moments de folie qui m’attrapent et dont je devrais rejeter la pensée bien loin. Mais, ma chère, bon gré, mal gré, il faut les avaler. Je vous dis en vous écrivant un peu de tout ce qui passe dans ce grand chemin. En lisant ma lettre, vous… (7 ou 8 mots raturés) êtes étonnée qu’elle ne soit pas datée de Charenton. Mais, ma chère amie, tous les fous ne sont pas aux petites maisons. On trouve de ces brise-raison à chaque pas dans le monde. Je voudrais pouvoir vous faire un gros paquet de nouvelles pour vous amuser, mais ce que les gaillacois font le premier jour de l’année, ils le font jusqu’au dernier: ni mariages, ni morts, ni naissances, ni départs, ni arrivées ne nous occupent ; c’est une uniformité dont je suis si furieuse que je suis presque tentée de souhaiter une catastrophe ! J’aurais cependant besoin de quelque chose pour me distraire, un petit tourbillon m’est nécessaire et cette monotonie me rend insupportable, rendez grâce à Dieu de ne pas être auprès de moi ; mon humeur n ‘est pas du tout égale, je suis triste, gaie, folle, méchante, grognon, enfin j’ai mille caractères ; et qui plus est, j’éprouve une certaine jouissance à grogner que je ne vous expliquerai pas, vous ne me comprendriez pas, vous comprendriez beaucoup mieux le charme d’être aimable et gracieuse. Il est possible, ma chère amie, que ces bizarreries viennent de l’ennui ; il ne tient qu’à vous de le faire disparaître : venez nous voir et vous êtes sûre de me rendre comme à dix-huit ans, tandis que je ressemble tout à fait à un siècle. Est-ce au printemps ? Est-ce dans l’été ? Est-ce en hiver que nous nous reverrons ? il me tarde bien, et je ne suis pas la seule. Nous avons la ressource de parler de vous, et quand nous sommes sur le chapitre de vos perfections et de votre amabilité, nous voilà en éternité ! Ça ne finit jamais, on parlerait toujours. Ne croyez pas, ma chère amie, que je tombe dans les complaisances, c’est un langage que le cœur n’entend pas et que je déteste autant que vous.
Toutes les cloches de St. Pierre sont en branle et font un bruit terrible : on baptise la petite de Tonnac , le carillonneur se conduit bien mieux que le grand-père lorsqu’elle naquit. On lui a donné le nom de Marie, Néro tenait à ce qu’elle portât le nom de la Ste Vierge. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle a été baptisée, on l’a laissée cinq jours avec le péché originel, le parrain se faisait attendre, c’est M Dubernard , et Mme Boudet  marraine. Ils ne sont pas encore consolés ; de petits pantalons leur feraient à tous plus de plaisir que ces petits cotillons de fille. La pauvre, lorsqu’elle sera grande, je me charge de lui apprendre comment étaient les physionomies le jour de sa naissance. Nous fûmes l’autre jour chez M. de Tonnac, nous le trouvâmes seul dans sa chambre ; j’avais préparé un petit compliment charmant ; à peine avais-je commencé : « ça ne vaut pas la peine d’en parler ! » ; je me tus, et rengainai, comme on dit, mon compliment !
Gontaut 4 nous quitte ; pleurez comme nous ; comme nous arrachez-vous les cheveux; comme nous jetez les hauts cris ; comme nous enfin, mettez la robe noire et allez goûter les douceurs de la trappe. Du reste, il ne partage pas nos regrets et il paraît très disposé à courir le monde et à n’emporter de ville en ville que de simples souvenirs. C’est un personnage bien drôle et on passerait une vie bien gaie si l’on était à portée de le voir, de l’entendre souvent, ce serait un petit carnaval le temps qu’on le verrait.
La petite princesse 5  se porte à merveille et grossit à vue d’œil ; elle est venue nous voir, sa petite toilette était charmante et du meilleur goût ; une petite robe de tulle brodée, une petite pointe de dentelle comme un petit fichu, un petit bonnet charmant, une petite capote de taffetas vert, et par-dessous tout cela, de petites mines et une petite figure charmante : elle était jolie à croquer, Il est bien heureux qu’elle n’entende pas car je lui aurais donné beaucoup d’orgueil. Léontine  est à Castres depuis samedi ; elle n ‘a pas pu résister à voir la belle cérémonie de la plantation de la croix ; j’y aurais été aussi avec plaisir, et Pulchérie  aussi, enfin tous, mais comment y aller, nos chevaux faisaient leur service et étaient avec papa qui fait sa tournée; mais les Tonnac qui, comme des amis sont notre ressource, nous ont prêté leur capote et un seul cheval a traîné Léontine et Charles seulement ; Léontine y passera quelques jours de plus, mais Charles revient ce soir, et vous saurez tout après son arrivée de ce qui s’y sera passé ; ensuite j’aurai des lettres de Léontine et je vous dirai tout, du fil à l’aiguille
Mercredi.
Voilà tout ce que je sais : la procession a été magnifique, mille fois plus longue que la nôtre, mille fois plus d’ordre et puis un temps superbe ; cette longue file faisait, à ce que m’a dit Charles, un effet extraordinaire, cela seul aurait suffi pour convertir ; M. Guyon  allait, venait, courait avec la vivacité que vous lui connaissez ; mais il n ‘en pouvait plus et il lui fut impossible de dire le magnifique discours sur le triomphe de la croix; il se trouva mal plusieurs fois, sa voix était éteinte et vraiment il était malade. Mais le lendemain, il s’embarqua pour Nancy, emportant les regrets de tous les castrais. Quelle vie ! Quelle agitation d’un bout de France à l’autre ! Et tout cela pour Dieu ! Tous les jours et toutes les heures comptent pour le ciel, au lieu que les nôtres un revenant bon pour le monde.
Dans ma prochaine lettre, je vous dirai ce que notre voisine m’aura dit ; je serais bien fâchée que pour cela elle se fût vouée au silence.
Le cardinal de Toulouse 6
   est mort comme les autres naissent, avec une tranquillité et une joie extraordinaires, il était sûr d’aller au ciel, et il lui tardait. Les toulousains, qui sont habitués à un grand nom ne se contenteront qu’avec un Rohan ; je ne sais pas encore si on le leur donnera, j’en doute. Adieu chère amie, il faut me tenir à quatre pour ne pas mettre une autre page, mais je vous fais grâce. Adieu, aimez-moi. Je ne vous donne pas de nouvelles de Gabrielle, il y a plus de huit jours que je ne l’ai vue, mais je crois que ses migraines vont toujours leur train. Pulchérie vous dit mille choses ainsi qu’à Marie.
Adieu belle paresseuse ; vendredi, je n’ai point eu de vos nouvelles ; je fais pénitence de toutes les manières. Deux mots sont bientôt écrits, je me contenterais de «je vous aime». Mais 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, la pendule s’arrête, je vais penser un petit moment à mon pauvre estomac qui n ‘est pas content du maigre. Adieu, je vous aime autant que je sais aimer.

1- Georgette Marie de Tonnac, née le 27 février 1830
2 – Mr. Dubernard : président du tribunal d’Albi, la famille habite Brassac.
3 – Mme Boudet : Marie-Ursule-Antoinette est née de Tonnac
4 – Gontaud : famille de Gontaud-Biron originaire de la province de Guyenne.
5 – La petite princesse : la petite Marie de Tonnac.
6 – 
Cardinal de Toulouse : Anne-Antoine-Jules de Clermont -Tonnerre (né à Paris le 1er janvier 1749). Il s’était fait remarquer en 1828 par sa vive opposition à l’ordonnance relative à l’instruction civique. Quand le ministre Feutrier lui demanda de se soumettre, il répondit fièrement :« Monseigneur, la devise de ma famille qui lui a été donnée en 1120 par Calixe II est celle-ci :”Quand même tous, moi non. C’est aussi celle de ma conscience”». Il meurt à Toulouse le 21 février 1830 ; il est remplacé par Paul-Thérèse-David d’Astros, également mort à Toulouse le 29 septembre 1851.

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