La lettre du mois – n° 22 – Octobre 2015

« Vous me demandez ce que je fais. »

    Les deux amies sont séparées, la famille de Bayne s’étant réfugiée à Rayssac à la suite de la révolution de juillet. Eugénie, ne connaît pas encore les monts de Rayssac, elle n’ira  qu’en 1831 pour voir son amie. Louise avait fait de ce village tarnais un tableau bien gris. Eugénie ironise quelque peu à ce propos dans son courrier. 1

                                                                                                                                                    Mademoiselle Louise de Bayne, à Rayssac                                                                                                                                                                                                                   10 octobre1830

    Vous appelez mon silence un sommeil ; mais c’est bien plutôt vous qui dormez, ma chère amie, quand vous pensez que je vous ai oubliée. Quelle mauvaise pensée ! C’est un gros péché mortel que d’accuser ainsi d’indifférence une amie qui vous aime de tout son cœur. C’est bien assez pour moi de vous savoir à cent lieues d’ici, faut-il encore recevoir de vos grondades? Méchante, trois fois méchante ! Suis-je la cause si mes lettres mettent six mois en route? Qui sait même si vous en avez reçu aucune ? […]

[…] Vous me demandez ce que je fais. Ce que je fais ne vaut pas la peine d’être dit. Vous savez aussi bien que moi ce que l’on fait à la campagne. On se lève, on prie Dieu, on déjeune, on travaille, on se promène. Vit-on jamais un temps plus beau que celui que nous avons depuis quinze jours ? L’air en est doux, suave comme celui du printemps. Aussi le respire-t-on à plein gosier tandis qu’on ne prend tout juste chez vous que celui qu’il faut pour vivre. Que faire de vos brumes et de vos brouillards ? Aussi je pense que vous ne respirez que du côté de Gaillac. Vous allez croire que j’en veux à votre Rayssac ; pas du tout, ma chère, prenez-vous-en à vous-même qui m’en avez fait le tableau. Des montagnes, des brouillards, des habitants noirs comme des corbeaux, franchement pour si gentil oiseau c’est bien vilaine cage. Mais, vilaine ou non, je l’aime puisque vous y êtes et je n’en dirai pas de mal. Ce M. Charles d’Aragon est bien méchant de vous chercher querelle là-dessus ; vous avez défendu votre pays : c’est fort bien. Vos montagnes et vos noires forêts doivent se réjouir : montes exultaverunt ut arietes et colles sicut ovium3.Vous entendez bien cette latinade que je me rappelle aujourd’hui parce qu’il est dimanche.

Je viens d’une messe où j’ai eu envie de rire mille fois. Le curé, qui ne se lassait pas de prêcher, mais qui lassait peut-être son auditoire, s’interrompait de temps en temps en s’écriant : Né bési un qué bado, né bési uno qué dort4. Ce n’était pas moi, car j’entendais trop bien le prédicateur pour pouvoir dormir.

À propos de prédicateur, je suis bien aise de savoir nos missionnaires où ils sont. Que de réflexions doit faire M. Guyon sur cette pauvre France, sur ces croix qu’il éleva hier et qu’aujourd’hui le diable renverse 5 ! Mon Dieu, que d’horreurs, que d’abominations ! Qui les pardonnera ? Celui qu’on offense. Mais il faut bien que ce soit le bon Dieu pour nous pardonner.

                                                                                                                                                                                 Eugénie.

1 – Ces passages sont extraits de la longue lettre d’Eugénie de Guérin à Louise de Bayne, publiée dans la  Correspondance Eugénie de Guérin Louise de Bayne – Tome 1 – Pages 90 à 93.
2 – « Gronderies, réprimandes ». Le mot, emprunté au languedocien, est courant sous la plume d’Eugénie de Guérin.
3 – Psaume CXIII, 4 : « Les montagnes bondissent comme des béliers, les collines comme des agneaux ».
4 – « J’en vois un qui baille, j’en vois un qui dort. »
5 – La révolution de 1830 amena, un peu partout en France, des destructions de croix et des profanations d’Églises. 
La plantation d’une croix avait été faite à Gaillac à l’occasion de la mission prêchée en 1829 par les Pères Jésuites Guyon et Petit. Malgré plusieurs tentatives d’enlèvement, elle a été sauvée de la destruction après la révolution de 1830. Elle a ensuite été installée en 1859 à l’endroit actuel, place de Foirail, maintenant place Jean Moulin.
Pour en savoir plus consulter l’ouvrage d’Alain Soriano, Traditions chrétiennes à Gaillac.

 

 

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