La lettre du mois – n° 20 – Août 2015

“Pour moi je suis presque folle de voir ces événements”

La révolution de juillet vient de se produire, les Bayne sont réfugiés dans leur propriété de Rayssac et Louise adresse à Eugénie sa première lettre depuis l’événement.

                                                                                                                                                            Mademoiselle Eugénie de Guérin.

                                                                                                                                              À Rayssac le 25 août. (1830) 1

    Ma chère enfant, aimons-nous, c’est la seule jouissance que nous puissions avoir maintenant. Il me semble que je rêve quand je pense à toutes les épouvantables catastrophes qui viennent de se passer ; je me demande quelquefois si par hasard je ne dormirais pas. Mais mon Dieu, je vois bien que je suis éveillée et que tout cela est bien vrai. Voilà la France devenue un enfer, il sort des diables de partout et précisément, ce sont eux qui entourent le trône dans ce moment-ci pour servir le grand diable qui se dit notre roi ! Dieu ! Ma chère, que de choses changées, renouvelées, dérangées, défaites, refaites, remplacées, agrandies, rapetissées, et tout cela, en moins de huit jours. Les verges dont M. Guyon nous parlait viennent de nous châtier bien rudement, mais surtout ce qui me brise le cœur, c’est cette malheureuse famille ! Quitter la France par le caprice de leurs sujets une seconde fois, et ne nous laissant pas l’espoir de revenir. Les Français, après la première scène de l’enfer, en avaient assez, ce me semble, et eux-mêmes avaient l’air d’en être fatigués, au moins en général ; mais on voit bien qu’ils n’ont pas la contrition parfaite. Pour moi, je suis presque folle de voir ces événements. Je ne puis en croire ni mes yeux ni mes oreilles ; toujours cette idée de rêve me poursuit. Les gens dévots et raisonnables se consolent avec la pensée de Dieu, et puis cet autre royaume qui n’est pas de ce monde : mais moi Je ne puis me consoler qu’en disant cent sottises de bien des gens que je pense vraiment. C’est ma seule consolation, car pour la première Je suis trop vive encore pour le monde pour m’en servir. Vous me direz, ma chère Eugénie, que je ne suis guère charitable, mais je vous dirai que la charité, dans cette circonstance, ne me paraît plus une vertu. Enfin, toutes les choses que je vois me rendent honteuse d’être française. À présent, je viens à vous et à Marie : comment vous portez-vous ? « M’aimez-vous ? » Est une question qu’il me tardait de vous faire, car il y a bien des jours que je ne sais si vous existez ; et de votre côté, vous pouvez penser aussi que je suis morte. Me voici à Rayssac, et il y a loin d’ici au Cayla. Charles va cette semaine à Gaillac, et vite Je lui donne une lettre, car si je ne vous l’écrivais pas, vous croiriez peut-être que j’ai changé comme la France, et Dieu sait si je suis capable de vous oublier si vite !

    Nous voici à Rayssac, en prison ; les murailles en sont peu redoutables : ce sont les montagnes derrière, devant, et encore bien noires. Mais cependant je m’y plais, jai mille petites distractions que je n’avais point à Gaillac. Depuis que je suis arrivée, j’ai mis le désordre dans tous les petits ménages des nids des environs ; il n’y a rien de si joli que les petits oiseaux, mais voyez mon malheur, ils meurent presque tous. Ensuite, une ânesse fait une partie de mes plaisirs, seulement je mimpatiente quelquefois : elle ne veut pas me donner même la jouissance d’aller au trot, et la pauvre bête a eu plus d’un coup de gaule et des milliers de pointes d’épingles ; mais c’est comme qui frappe du roc, et elle va toujours son petit bonhomme de chemin.[….]

1 – Ce texte est le début de la longue lettre de Louise de Bayne à Eugénie de Guérin, publiée dans la  Correspondance Eugénie de Guérin Louise de Bayne – Tome 1 – Pages 80 à 85.

 

 

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